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OMBRES ET TRANSPARENCES
continué

pages 27 - 30

American Woodsman parce qu’il avait choisi de l’être et qu’il en retirait une certaine fierté, Audubon n’était en rien un backwoodsman, expression qui cette fois s’accorde bien à notre « homme des bois ». Il y avait chez lui le goût sincère et profond d’une vie simple et liée à la nature, le rejet parfois outrancier de la vie urbaine et des mondanités. L’autre côté du personnage, lui donnant sa tension ou sa contradiction interne, était celui de l’orgueil et de la volonté d’obtenir la reconnaissance sociale. L’accoutrement, les manières, le message dont Audubon était porteur, malgré de nombreuses réactions d’étonnement ou de stupéfaction, lui ont finalement valu un accueil extraordinairement chaleureux dans l’Angleterre aristocratique des années 1820. Il en a été de même en France, un peu plus tard, alors qu’Audubon avait déjà une partie significative de son œuvre à montrer. Mais que se serait-il passé cent ans plus tôt, ou pire encore au Grand Siècle ? Il n’aurait recueilli que risées et mépris. De son temps en revanche, la société éclairée était préparée à ce type de personnage, woodsman d’un côté, éduqué et sociable de l’autre. « Mais considérez premièrement, que voulant former l’homme de la nature il ne s’agit pas pour cela d’en faire un sauvage et de le reléguer au fond des bois. » Cette simple phrase donne une clé, elle ouvre une vaste zone de transparence qui permet d’une part de comprendre le succès du personnage Audubon et de son œuvre à un moment particulier dans une société bien définie, et d’autre part de voir chez lui beaucoup plus qu’un homme d’aventures, d’art et de sciences, qui a réalisé de beaux dessins et a su bien observer les oiseaux. Voulant faire de l’homme de la nature un homme éduqué, Jean-Jacques Rousseau a façonné une mentalité nouvelle, en rupture avec celle de l’âge classique. Cette mentalité a coloré non seulement toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais elle s’est renouvelée à l’âge romantique, et ce faisant elle a préparé plus spécifiquement la voie au personnage Audubon et à d’autres qui lui ressemblent.

Toute rousseauiste qu’elle ait pu être, dans ses goûts et ses pensées, la société éduquée avait longtemps dû se contenter de bergeries et de pastorales, de personnages de roman plus que d’hommes réels, de jardins à l’anglaise et de hameaux à la Marie-Antoinette plus que de la véritable nature. Elle avait connu de nombreux voyageurs, qui étaient allés au plus loin de l’inconnu et de l’exotisme, mais qui étaient gens de la bonne société européenne à leur départ et l’étaient restés à leur retour. Elle avait vu aussi quelques « sauvages », ramenés comme des curiosités naturelles des voyages d’exploration, mais n’avait pas pu bien les connaître, parce qu’ils étaient coupés de leur propre monde et ne savaient pas communiquer. Ceci dit, personne n’a prétendu en le voyant débarquer du fond du Nouveau Monde qu’Audubon était une sorte de réalisation du projet rousseauiste, « l’homme de la nature », lui-même moins que tout autre. D’autres que lui ont probablement donné des images comparables, aussi légitimement rousseauistes. Audubon ne pouvait manquer de susciter une curiosité profonde, éveillée au premier regard par l’apparence du personnage, mais faite de bienveillance dans la mesure où la société qui le recevait avait assimilé les leçons de Rousseau. Il était « un » homme de la nature, et on ne pouvait prétendre le reléguer « au fond des bois » définitivement, pour reprendre les termes cités plus haut.

Cette référence au rousseauisme et au personnage de Rousseau est intéressante à garder à l’esprit en abordant la biographie d’Audubon. Les deux Jean-Jacques, celui de Genève et celui d’Amérique, ont connu dans leurs vies nombre de similitudes, de situations comparables, pour la simple raison que ces vies ont été aussi picaresques l’une que l’autre. Le picaresque en littérature, Jean-Jacques Rousseau le connaissait dès sa jeunesse. « Mlle du Châtelet », écrivit-il, «  ... avait ce goût de morale observatrice qui porte à étudier les hommes, et c’est d’elle en première origine que ce même goût m’est venu. Elle aimait les romans de Lesage, et particulièrement Gil Blas; elle m’en parla, me le prêta, je le lus avec plaisir...  » Quant à Audubon, on ne sait pas en quelles circonstances il a fait la découverte de Gil Blas de Santillane, mais cela s’est produit certainement tôt dans sa jeunesse et il a été durablement marqué par lui. Il n’en a rien dit explicitement, car il ne cherchait pas à analyser en profondeur sa propre vie et son caractère, il n’a pas écrit de Confessions. Par des allusions qui se répètent dans ses notes journalières, dans son carnet intime, on peut voir que Gil Blas a été pour lui une sorte de compagnon littéraire toujours plus ou moins présent et qui se rappelait à son esprit quand les circonstances favorisaient un rapprochement.

Il est souvent dit que le roman picaresque était, pour l’auteur, le prétexte ou l’occasion de donner une image de la société et des principaux types humains qui la composaient. On insiste aussi sur l’absence de sens moral, sur l’aspect d’aimable fripouille qui caractérise souvent le héros picaresque. Il n’est pas possible de dire si Audubon voyait les choses ainsi. Il prétendait connaître l’espagnol, langue des véritables picaros, et l’avait sans doute sommairement pratiqué avec des créoles de la Nouvelle-Orléans. Sans culture hispanique véritable, il se représentait quelque peu l’Espagne à travers le roman de Lesage. A la suite d’une visite chez une collectionneuse, une certaine Miss Sitsby, il écrivait ceci. « Elle m’a montré quelques bons tableaux, spécialement une toile de ce roi des peintres espagnols, Murillo, où il se représente avec en plus un fusil, un chien; le costume espagnol, et le tout ensemble m’a amené à l’esprit des réminiscences de Gil Blas. » Que Murillo ait senti le besoin de placer sur la toile un fusil et un chien ne pouvait manquer de lui plaire. Quant à l’amoralité attribuée au héros picaresque, elle l’amusait peut-être mais ne lui servait en rien de modèle. Audubon était, à l’opposé, un personnage fier et scrupuleux, mais il ne s’interdisait pas de s’amuser de turpitudes imaginaires et de déboires qu’il comparait aux siens. « Je me suis une fois de plus laissé gruger quand j’ai payé ma note à l’auberge », notait-il par exemple, « ... et j’ai pensé à Gil Blas de Santillane. »

Ce qui ne pouvait manquer de le fasciner dans le roman de Lesage, c’était la capacité du héros de traverser toutes les épreuves, toutes les mésaventures, et de rebondir à chaque fois, indemne et prêt à tout recommencer. « Après avoir éprouvé tant de fois que la fortune ne m’avait pas plus tôt renversé qu’elle me relevait », écrit le Gil Blas imaginé par Lesage, « je n’aurais dû regarder l’état fâcheux où j’étais que comme une occasion prochaine de prospérité.» S’il a prêté attention à cette phrase, Audubon pouvait la savourer avec satisfaction, car il avait la même aptitude que le héros picaresque, bien qu’avec des motivations ou des ambitions différentes. Il était très fier de ses capacités d’adaptation, de débrouillardise, s’étonnait de l’inquiétude de son épouse à partir en voyage, ou à se lancer dans des situations nouvelles et incertaines. Partir, rompre, tout recommencer, était devenu sinon un principe du moins une habitude de sa vie, tout en coexistant avec l’aspiration contraire, l’amour de la famille, le besoin d’ancrage, le désir de vivre, comme Gil Blas à la fin de ses aventures, dans un « Château de Lirias » qui serait le sien. En attendant cette vie de château, il s’enorgueillissait de sortir de la misère par ses propres moyens, d’être arrivé en Grande-Bretagne où il ne connaissait pratiquement personne, avec peu d’argent, et d’y avoir réussi non seulement à subvenir à ses besoins mais aussi à lancer une formidable entreprise artistique, scientifique et éditoriale, celle de The Birds of America. Comme Rousseau, Gil Blas est un personnage de référence qui traverse la vie d’Audubon et qui l’éclaire.

Un autre modèle comparable pour lui à Gil Blas était celui de son père, le pseudo amiral. Dans la réalité, Audubon le père était plus un aventurier ambitieux, cherchant obstinément la réussite sociale, taillant sa propre route contre vents et marées, qu’un personnage picaresque ballotté par les circonstances. Néanmoins, que son père ait été un ambitieux ou un picaro, c’est la même réflexion, le même étonnement qu’a ressenti John James Audubon en comparant le destin paternel et le sien. Dans la solitude d’un soir, à l’heure habituelle où il composait son journal intime et faisait son courrier, après une longue journée de travail, il confiait dans une lettre destinée à son épouse : « Quel livre curieux et intéressant pourrait écrire un biographe connaissant bien ma vie; elle est encore plus merveilleuse et extraordinaire que celle de mon père ! »

Vie merveilleuse et extraordinaire sans doute, mais vie d’aventures trompeusement linéaire et univoque, car emplie d’ombres et de transparences qui donnent de la profondeur au personnage.

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© 2002 Éditions France-Empire, Paris.  www.france-empire.fr
Publié avec la permission de France-Empire et de l'auteur.