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b h a g . n e t   l'échange visuel et conceptuel   b h a g . n e t

  
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OMBRES ET TRANSPARENCES
continué

pages 24 - 27

Dans le décor américain, il ne détonnait pas trop, encore que son beau-frère Nicholas Berthoud lui fit remarquer un jour, à la Nouvelle-Orléans, qu’il était repérable comme extravagant ou marginal. Il en avait d’ailleurs conscience, en souffrait même parfois et, cherchait alors à s’habiller de façon plus conventionnelle pour se présenter en société. Arrivant en Grande-Bretagne en 1826 pour se lancer à la conquête de l’aristocratie et de l’intelligentsia du pays, Audubon conservait son apparence d’homme fruste. Elle ne le desservait d’ailleurs qu’à moitié parce qu’elle s’accordait à son image d’American Woodsman. Il y tenait même fortement, comme à une marque d’identité. Pourtant, la stupéfaction était grande, dans les salons, les cercles cultivés de Liverpool, Edimbourg ou Londres, et même dans la rue, de voir déambuler une sorte de Davy Crockett artiste dont la garde-robe comportait culottes de peau, veste ou manteau en peau de loup, et toque de fourrure éventuellement agrémentée d’un queue de raton laveur. Audubon avait une allure étrange et déroutante, il se levait avant le soleil, parcourait ville et campagne d’un pas élastique et puissant, portant souvent le gigantesque et pesant portfolio contenant ses dessins - son trésor. Pendant les six premiers mois de son séjour, il est resté parfaitement fidèle à lui-même et à son costume. Le 9 décembre 1827, à Edimbourg, il note dans son journal: «Mr. Hall entra ... il me regarda avec surprise et sans aucun doute pensa que j’étais l’homme le plus étrange de la ville.» C’est finalement captain Basil Hall qui amena Audubon à se faire tailler un costume plus conventionnel, sur le conseil d’une dame de la haute société, la comtesse de Morton, dont Audubon fréquentait le salon. «Je trouvai chez moi ce nouveau costume que mon ami Basil Hall m’avait pressé d’acquérir. J’examinai attentivement ce remarquable habit noir, l’endossai et, attifé comme un corbeau en deuil, partis dîner.» Il fallut aussi l’intervention du même Basil Hall et de quelques autres amis pour qu’Audubon consente à se faire couper les cheveux. Opération cruelle, car Audubon n’était pas dénué d’une pointe de narcissisme, sa belle et ample chevelure lui plaisait, il en était fier. Mais les cheveux repoussent vite, les vieux habits du coureur de brousse n’étaient pas loin, et Audubon n’a jamais complètement rompu avec le style American Woodsman.

Parmi tous les artistes qu’il a rencontrés, beaucoup ont voulu faire son portrait, son fils John également, qui était bon portraitiste. Nombreux sont donc les tableaux représentant Audubon avec l’un ou l’autre des détails vestimentaires mentionnés plus haut, souvent le fusil à la main, ou même avec son cheval et son chien à ses côtés. Les descriptions verbales ne manquent pas non plus. C’est parfois avec amusement et tendresse que ceux qui l’ont connu, notamment dans sa période britannique alors qu’il jouait pleinement son rôle d’American Woodsman, ont relaté leurs impressions. Au moment où Audubon allait définitivement quitter la Grande-Bretagne, un commentateur resté anonyme rappelait l’avoir vu à son arrivée «assez pittoresque dans son apparence et son costume pour attirer le regard de tout passant». Audubon était alors «un homme vigoureux, avec des cheveux assez longs pour lui permettre de servir de modèle au barde de Gray, et des pantalons amples comme des jupes...assez absorbé par la poursuite de son gigantesque projet—une vie de travail—pour être indifférent à la singularité de sa chevelure bouclée et de ses braies immenses.» Il y avait aussi des observateurs pour noter des détails plus inattendus et peut-être moins avantageux. «Les cheveux bouclés sont fièrement exhibés; ils coulent sur les oreilles et sur le col du manteau; vous pouvez sentir la graisse d’ours depuis l’autre côté de la rue; et si ces boucles amarantes [?] se soulèvent, vous pouvez voir, en dessous, la couche brillante de graisse d’ours sur le col de velours.» Plus que la graisse d’ours utilisée comme cosmétique, c’est le regard d’Audubon qui frappait et était souvent comparé à celui d’un oiseau de proie. «Les yeux étaient gris sombre, très enfoncés dans la tête, et sans plus de repos que ceux d’un aigle.» Le meilleur portrait physique et moral d’Audubon, en cette période de maturité et d’accomplissement, a été donné de mémoire et longtemps après sa mort, probablement par le même observateur anonyme qui l’avait décrit à son arrivée en Angleterre. «L’homme n’était pas de ceux que l’on voit et que l’on oublie, ou que l’on croise sur le trottoir sans lui jeter un regard de surprise et de curiosité. La silhouette haute et un peu voûtée, des vêtements qui ne venaient pas de West-End [quartier de Londres] mais du Far-West, le pas rapide, élastique et régulier, les cheveux longs, le profil aquilin, le regard enflammé, l’allure d’un bel homme conscient de ne plus être jeune, un air et des manières disant ‘qui que vous puissiez être, je suis John Audubon’, rien de tout cela ne peut être oublié de quelqu’un qui l’a connu ou seulement vu.»

La justesse de ce portrait est d’avoir saisi et décrit en quelques mots une tension interne essentielle du personnage Audubon. Sous son aspect le plus apparent, il était l’American Woodsman, expression sans cesse utilisée par Audubon pour se présenter lui-même, au point qu’on pourrait la prendre pour sa devise ou son emblème. Le mot woodsman est plus fort que, par exemple, outdoorsman (l’homme qui vit dehors) bien que les sens soient comparables. Le traduire en français semble chose impossible sans tomber dans des termes péjoratifs ou déformants. A l’évidence, on ne peut prendre woodsman pour «homme des bois», expression qui serait la traduction littérale mais qui pour des Français est synonyme d’homme frustre, grossier, sans éducation et qui a une connotation méprisante. «Coureur de bois», comme auraient dit le père Charlevoix ou Chateaubriand ne vaut pas beaucoup mieux, «coureur de brousse» renvoie à des pays qui n’étaient pas celui d’Audubon, «homme de la nature» offre peut-être le véritable sens, mais est prétentieux et ambigu. Aussi semble-t-il préférable de conserver l’expression choisie par Audubon lui-même sans la traduire. Il faut d’ailleurs remarquer à quel point il aimait le mot wood, en français «bois» ou «forêt», qui pour lui désignait toute la nature, tous les paysages pourvu qu’ils ne fussent pas urbains. Aller in the woods voulait dire aller vagabonder aussi bien dans les forêts d’érables de Nouvelle Angleterre, que parcourir les forêts de pins de Géorgie ou de Floride, les steppes brûlées du Texas, les cyprières inondées de Louisiane, les prairies du Missouri, le blue grass ou les cane brakes du Kentuck. Des dizaines, des centaines de fois, le mot wood revient dans ses lettres, dans ses journaux intimes. Peut-être plaçait-il inconsciemment dans l’image de la forêt, enveloppante et fermée, la projection d’un certain besoin d’isolement et de protection. Toujours est-il qu’il aurait pu trouver d’autres mots que lui offrait la langue anglaise et spécialement américaine, traduisant mieux la réalité concrète de ce qu’il voulait désigner. Au lieu de in the woods, ce n’est qu’exceptionellement qu’on trouve sous sa plume in the wilds, expression littérairement meilleure, qui désigne «la solitude» ou «le désert» de Chateaubriand. Quant au mot wilderness qui allait prendre une place considérable dans la mentalité américaine et sa littérature, tant il s’accordait avec l’immensité du continent et son état de presque pure nature, il n’a pas beaucoup d’existence dans les textes d’Audubon. Il n’évoque the Great Wilderness que lors de son voyage au Missouri. «Rien que le mot ‘woods, woods, woods» lui écrivit un jour une amie excédée sans doute autant de la répétition du mot que de l’obstination d’Audubon à retourner vers la nature, «au point que nous serions tentés de croire que vous êtes devenu un bûcheron, et que votre intention est de nous ramener un beau chargement de bois.»

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Publié avec la permission de France-Empire et de l'auteur.