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OMBRES ET TRANSPARENCES
continué

pages 21–24

Situation peu ordinaire mais réelle, John James était à la fois le fils naturel et le fils adoptif de Jean Audubon qui était légalement marié en France mais avait eu plusieurs enfants illégitimes à Saint-Domingue. Pour que les deux derniers deviennent ses héritiers, en raison de la législation de l’époque, son épouse légitime et lui ont été contraints de les adopter. On comprend que tout cela pouvait être bien compliqué pour le jeune garçon et sa sœur, et que leur père, le faux amiral, a peut-être ajouté quelques belles histoires pour mieux faire passer la réalité. Devenu adulte, John James Audubon a continué à vivre dans une certaine confusion. Il a été psychologiquement marqué par un véritable conflit identitaire qui explique peut-être la fréquence avec laquelle il se trompait sur des dates ou des lieux qui auraient dû lui être parfaitement connus. C’est ainsi que dans son journal intime Audubon parle encore d’aller rendre visite à sa mère (adoptive) en 1826, quatre ans après la mort de celle-ci. N’en aurait-il pas eu connaissance, il devait savoir que le grand âge de la dame laissait peu d’espoir de la retrouver.

Le premier nom qu’il a légalement porté, à sa naissance à Saint-Domingue en 1785, était Jean Rabin. Encore ne sait-on pas très bien si sa mère s’appelait «Rabin» ou «Rabine», deux patronymes qui existent encore de nos jours dans la région nantaise. Il est possible que la mère soit née demoiselle Rabine, et que son nom ait été tronqué de sa dernière voyelle par quelque scribe peu attentif. Par adoption, Jean Rabin est devenu légalement ce qu’il était déjà biologiquement, un «Audubon». C’était alors la Révolution française, on n’aimait pas beaucoup les saints du calendrier, et le jeune garçon a été appelé «Jean Fougère Audubon». Quelques années plus tard, il est devenu définitivement «Jean Jacques», ce qui donne «John James» en anglais. Mais quand on a été successivement «Jean», «Fougère», «Jean Jacques», «Rabin», ou «Audubon», pourquoi ne pas se choisir un prénom ou un nom qui plaise vraiment ? C’est ainsi qu’Audubon s’est attribué de lui-même semble-t-il le nom de «Laforêt», réservant à vrai dire son usage à ses journaux ou autres écrits intimes, à la signature de ses premiers dessins, ou au bon vouloir de ses proches. Devenu adulte et naturalisé américain, pour les gens rencontrés, en tant qu’auteur et artiste, dans le monde en général, il était «John James Audubon». «Mon nom, écrivait-il à une amie, Mrs. Rathbone, en 1827,est Jean Jacques Laforêt Audubon. Je ne signe jamais du nom de Laforêt, sauf lorsque j’écris à ma femme qui est la seule personne, depuis la mort de mon père, à m’appeler ainsi.» Quand au prénom «Fougère», il était définitivement oublié. Mais que d’incertitudes entre-temps, et de documents curieux, comme l’acte notarié (26 juillet 1817) établi pour permettre le règlement futur de la succession de son père et dans lequel il commence en disant être le soussigné «Jean Rabin, époux de Lucy Bakewell» pour terminer en signant «Jean Jacques Audubon».

Audubon connaissait bien son père, avons-nous dit, et il était conscient de la ressemblance physique et morale qui les unissait. Il ne pouvait avoir de doute à ce sujet. Pourtant, dans son esprit perturbé par la question de sa véritable et complète identité, la certitude de connaître son père coexistait avec l’idée vague d’une naissance mystérieuse et d’une origine aristocratique. Son épouse qui connaissait mieux que personne les affaires, les souvenirs et les pensées intimes de son mari en était également persuadée. Après la disparition d’Audubon, on a commencé à cultiver dans sa famille cette idée romantique d’une naissance de haut rang. Editrice et historiographe de son grand-père, Maria R. Audubon a fait état de l’incident suivant survenu au moment où mourrait son propre père, le deuxième fils de John James. «Oh, mon fils, mon fils ! se serait écriée Lucy Audubon, penser que tu devais mourir sans connaître le secret de la vie de ton père !» Maria est allée plus loin, trop même. Editant les journaux intimes de son grand-père, elle a modifié certains passages écrits par lui dans des moments d’angoisse, pour laisser entendre qu’Audubon, au moment où il se retrouvait à Paris, sentait peser sur lui le poids écrasant d’un secret impossible à révéler. C’est elle aussi qui a confié à Francis H. Herrick que son grand-père aurait soi-disant écrit: «De mon propre nom, on ne m’a jamais permis seulement de parler ; accordez-moi celui d’Audubon, que je révère, comme j’ai de bonnes raisons de le faire.» La déclaration était à la fois claire et ambiguë et, à supposer qu’elle fut authentique, elle ouvrait la porte à toutes les suppositions. Les petites-filles d’Audubon n’ont pas manqué de s’y lancer et c’est ainsi qu’est née, dans la famille elle-même, l’idée qu’Audubon n’était peut-être rien de moins que le dauphin, le fameux Louis XVII ! Lui-même n’avait jamais avancé une telle élucubration. Eut-il été le dauphin disparu, à moins d’une sérieuse amnésie dont il ne semblait pas souffrir malgré une mémoire fluctuante, il aurait gardé au moins quelques souvenirs de son séjour au Temple. Mais ajoutons à l’avantage de ses petites-filles que, pour une fois, la chronologie n’était pas trop bousculée : Audubon et le dauphin sont nés la même année, en 1785 ! Une fois de plus cependant, son identité se trouvait maquillée après sa mort, comme son destin semblait s’être toujours acharné à le faire.

Cette conspiration du destin ne s’est symboliquement dissipée qu’en 1893 lorsque la tombe d’Audubon, après avoir été déplacée d’un premier à un second emplacement, fut couverte d’un monument érigé à sa mémoire par la prestigieuse New York Academy of Sciences, à grand renfort de discours et panégyriques, et sur lequel se trouvait gravée l’inscription «Erected to the memory of John James Audubon», sans indication de date et de lieu de naissance, fixant définitivement le souvenir d’un artiste et naturaliste «américain» et laissant s’évanouir d’un seul coup l’ombre des Rabin, Fougère et Laforêt, du pseudo-dauphin, de la mère espagnole.

Mais que faire de son vivant lorsque l’on souffre d’un problème d’identité, sinon chercher à le surmonter par un super-ego ? C’est ce qu’a fait Audubon et c’est peut-être dans cette motivation psychologique qu’il a trouvé la formidable énergie déployée dans sa vie. «Avec quelle lenteur progresse ma grande œuvre !» notait-il dans un moment de nostalgie. «Elle avance pourtant vite. Puisse Dieu me prêter vie pour la voir accomplie et achevée. Alors, vraiment, j’aurai laissé une marque de mon existence.» Non seulement il est devenu le premier des peintres naturalistes, mais il a façonné sa propre image, se choisissant un comportement, une apparence physique, et jusqu’à une appellation. Il est devenu l’American Woodsman, comme il se plaisait à se nommer dans ses journaux intimes, à se présenter aux personnalités rencontrées. Ses amis le désignaient volontiers ainsi. Physiquement, il était de grande taille, fortement charpenté et musclé, la physionomie ouverte, les cheveux châtains généralement longs et bouclés tombant sur les épaules, le front large, les yeux gris et noisette enfoncés dans leurs orbites, le regard perçant et aussi facilement pétillant de joie de vivre qu’embué de tristesse. Dans les longues années d’errance sur le sol américain, tant pour des raisons pécuniaires que par adaptation à son mode de vie, il adoptait un accoutrement analogue à celui des Indiens, des chasseurs, trappeurs, et coureurs de brousse en tout genre. Des vêtements disparates, généralement de cuir ou de fourrure, rapiécés à souhait, des mocassins aux pieds, les cheveux longs, la barbe et la moustache envahissantes. Lorsque l’âge lui eut donné une apparence patriarcale, on le prenait, aux cours de ses dernières expéditions de terrain, pour quelque missionnaire, ou pour un membre de l’une de ces sectes fleurissant à l’époque en Amérique, comme la Church of the Brethren. Le voyant enveloppé de fourrures et débordant de cheveux et de barbe, son ami Bachman s’amusait de son apparence et le comparait à un grizzly.

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Publié avec la permission de France-Empire et de l'auteur.